La Croix L’Hebdo : Chercheuse en biologie de l’évolution, vous partagez régulièrement votre connaissance du monde animal avec le grand public. Vous êtes ainsi coscénariste et conseillère scientifique de la série animée Les Super-Pouvoirs du vivant, diffusée actuellement sur Le Blob. Parmi les espèces qui y sont présentées, y en a-t-il qui vous fascinent particulièrement ?

Emmanuelle Pouydebat : Oui, le poisson-globe ! Il y a peu, ce petit poisson a été découvert en train de créer dans le sable une sublime rosace de 2 mètres de diamètre. On dirait une œuvre d’art ! Ce poisson utilise sa nageoire pelvienne pour sculpter le sable, et sa bouche pour placer des petits coquillages sur les dunes qu’il a créées. C’est extraordinaire ! Il fabrique cette rosace pour attirer l’attention des femelles, et leur proposer un futur nid. Si cette entreprise de séduction fonctionne, la femelle va pondre ses œufs au milieu des dunes de la rosace, où ils seront protégés des courants marins. Ce poisson qui œuvre pendant huit jours, 24 heures sur 24, pour perpétuer son espèce, c’est très joli, je trouve. Et cruel, parfois, car la femelle peut tout à fait ne pas choisir cette rosace pour ses œufs, malgré le temps que le mâle y a passé.

Vous êtes directrice de recherche au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle. En quoi consistent vos travaux ?

E. P. : Mon métier consiste à me poser plein de questions et je n’en manque pas, depuis l’enfance ! Je sélectionne certaines de ces questions, puis j’essaie de mettre en place un programme de recherche pour y répondre. En ce moment, je travaille avec une équipe de doctorants à un projet de recherche sur l’évolution des éléphants. D’où elle sort, cette trompe ? Un vrai mystère ! A priori, les premiers éléphants n’en avaient pas. Au fil de l’évolution, la trompe s’est allongée, associée à un agrandissement des défenses. Que s’est-il passé ? Ça me fascine.

La trompe est un organe à tout faire, utilisée pour la locomotion, les contacts sociaux, la manipulation d’outils… Elle n’a pas de squelette, juste des muscles et des matières souples qui permettent à l’éléphant de manipuler des choses de la taille d’un pop-corn, mais aussi de déraciner un arbre ! Cet organe étonnant, polyvalent, à la fois précis et puissant, se révèle passionnant dans le champ de la bio-inspiration, qui vise à imiter la nature pour améliorer notre quotidien. Pour des roboticiens, la trompe figure un robot extraordinaire capable d’attraper des petits et gros objets par aspiration, par enroulement, par pince… C’est un projet de recherche au croisement de la biologie de l’évolution, de l’éthologie et de la bio-inspiration, où nous essayons de résoudre une énigme sur la biologie évolutive des éléphants tout en apportant, peut-être, des solutions pour l’industrie.

Vous vous intéressez aussi depuis longtemps à l’intelligence animale…

E. P. : Un autre champ de mes recherches concerne en effet le lien entre cognition et émotions. Le pan des émotions animales a longtemps été ignoré, on croyait qu’ils n’en avaient pas. Par la suite, on a peu considéré l’influence des émotions sur la réussite ou l’échec d’une tâche. Pourtant, c’est manifeste chez les humains : trop stressé, on risque de rater un examen ; pas du tout stressé, on risque de le rater aussi ! L’émotion doit être présente, à un certain niveau. Cette dimension a été négligée dans l’étude de l’intelligence animale.

J’essaie de mieux comprendre le lien entre émotion et cognition en travaillant avec des primates : ouistitis, chimpanzés, singes capucins… Parfois, le stress de l’animal est flagrant. Mais il arrive qu’on ne le voie pas. Il nous faut trouver des moyens de détecter les émotions de l’animal étudié pour savoir s’il est dans un état paisible ou stressé. L’intelligence artificielle nous aide à identifier des émotions faciales chez le microcèbe, un petit primate avec lequel on travaille en laboratoire. Ces travaux sur les émotions intègrent une dimension éthique qui me plaît beaucoup.

En quoi ?

E. P. : Il faut pouvoir détecter le stress de l‘animal étudié, quelle que soit son espèce, pour le laisser tranquille, si nécessaire. D’autant que l’état de stress va biaiser les résultats. Nous travaillons avec des animaux vivant en laboratoire ou en parc zoologique. Que peut-on faire pour améliorer leur bien-être ?

Emmanuelle Pouydebat, biologiste de l’évolution : « L’émotion peut être au cœur des sciences »

Si les émotions des animaux étaient jusqu’ici négligées, on peut imaginer que des résultats de recherche puissent être faussés…

E. P. : À commencer par les miens ! J’avais par exemple proposé à des bonobos la tâche du labyrinthe. Pour récupérer des noix disposées dans un labyrinthe derrière un grillage, ils y glissaient des branches. Sur cet exercice, les femelles étaient plus performantes : elles touchaient moins d’obstacles, récupéraient les noix plus rapidement.

Spontanément, on peut en conclure que les femelles de ce groupe sont plus intelligentes, ou manipulent mieux les outils que les mâles. Mais en fait, il se trouve que les femelles étaient dominantes dans ce groupe. Quand les mâles avaient accès au labyrinthe, ils avaient moins de temps qu’elles pour récupérer les noix, ce qui engendre du stress. Ça n’était pas une question d’intelligence ou d’habileté, mais de pression sociale, qui a stressé les mâles et les a rendus moins performants. Ça me passionne de comprendre à quel moment une émotion affecte les compétences. Et puis c’est variable selon les individus, ce qu’ils ont vécu depuis qu’ils sont petits…

Chez les animaux comme chez les humains ?

E. P. : Ah oui ! On observe des tempéraments dans un groupe d’animaux : il y a des individus très explorateurs, d’autres plus timides, des dominants, des dominés… Leurs réactions diffèrent en fonction de leur personnalité, et de ce qu’ils ont vécu avant. Qu’ont-ils appris de leurs parents ? Ont-ils subi des événements stressants ? Nous allons aussi comparer des chimpanzés qui n’ont vécu qu‘en parc zoologique avec des chimpanzés en milieu naturel. La captivité entraîne du mal-être, mais le milieu naturel expose à des stress très importants. Ce ne sont pas les mêmes émotions négatives. Comment jouent-elles sur les tâches cognitives qu’ils sont amenés à résoudre ?

La variété de vos sujets de recherche vous conduit à souligner la richesse des compétences animales. A-t-on trop d’idées reçues sur les différentes espèces ?

E. P. : La vision pyramidale du vivant, avec l’humain au sommet, est erronée. Le monde animal abrite une telle diversité de comportements que l’humain n’est pas le plus performant. L’espèce humaine a une intelligence très diversifiée, mais les chimpanzés sont bien meilleurs en mémoire spatiale. Même les araignées, en fait. En voilà, une espèce mal-aimée ! Elles sont pourtant fascinantes. Rien que la soie des araignées… Les industriels s’arrachent les cheveux pour essayer de la reproduire ! Elle est élastique, hyper solide… On l’utilise dans les nouveaux fils de suture pour la chirurgie, les nouvelles générations de gilets pare-balles… sans réussir à la reproduire à grande échelle. Je préfère parler de bio-inspiration plutôt que de biomimétisme, car on ne sait pas mimer la nature, elle est trop complexe.

D’où vient votre fascination pour les animaux ?

E. P. : J’ai toujours aimé les observer. Petite, je pouvais passer des heures à admirer une libellule, une araignée… Je pense qu’on a perdu du temps d’émerveillement. Les enfants ont tant de sollicitations. Mon fils de 9 ans, je lui dis : « Sors, regarde ! » Ne serait-ce qu’un rouge-gorge, une fourmi… Il s’est rendu compte que finalement, c’est super rigolo ! Parfois ils font ci, parfois ils font ça, et pourquoi ? On va chercher ! Petits et grands, nous devons nous reconnecter à la nature. Dans un parc, on voit facilement des écureuils. Il faut y aller peut-être tôt le matin, ou tard le soir. C’est peut-être devenu un luxe… L’autre matin, au parc, j’ai vu une corneille cacher sa nourriture. Elle avait attrapé une boule de graisse dans un jardin, et l’a coupée en morceaux qu’elle a cachés à plusieurs endroits, l’un sous des brindilles, l’autre sous des feuilles… N’importe qui aurait pu le voir. À condition de prendre le temps de s’asseoir.

Emmanuelle Pouydebat, biologiste de l’évolution : « L’émotion peut être au cœur des sciences »

La vision pyramidale du vivant est-elle encore très partagée ?

E. P. : Elle change, notamment par le biais des problématiques écologiques. L’être humain est brillantissime, mais à l’échelle de l’évolution, stupide, car il a massacré en très peu de temps son habitat. On sait faire des choses extraordinaires, envoyer des gens dans l’espace, mais on n’a pas l’intelligence collective de vivre autrement pour protéger notre environnement.

Comment percevez-vous l’actuel effondrement de la biodiversité ?

E. P. : Au Muséum, nous recevons en permanence des chiffres sur la destruction des habitats naturels, le recul des espèces… C’est triste à pleurer ! Le hérisson est en train de disparaître, vous imaginez ? Mais je suis de nature optimiste et, avec Yves Coppens, j’ai été à bonne école. Le professeur m’a toujours dit : « La science, Emmanuelle, la science !» Face à la destruction des habitats naturels, au dérèglement climatique, nous sommes des chercheurs, nous devons trouver. Je me concentre là-dessus. Je suis scientifique, j’essaie d’avoir des projets positifs, qui font avancer les choses.

Vous parlez souvent d’émotion. C’est un moteur ?

E. P. : Le moteur de tout ! Je fonctionne au coup de foudre. Petite, quand je voyais des coccinelles, j’avais des cœurs plein les yeux. Ma mère, institutrice, me rapportait des livres et en les feuilletant, je voulais devenir paléontologue, égyptologue, vulcanologue… Je tombais amoureuse, quoi, d’une coccinelle, d’Haroun Tazieff, puis un jour d’Yves Coppens. Quand il parlait de Lucy, je la voyais ! Mes projets scientifiques aussi sont des coups de cœur.

L’émotion est-elle bienvenue dans le milieu scientifique ?

E. P. : On nous enseigne que l’émotion ne devrait pas être au cœur des sciences. Estimant, probablement à juste titre, qu’elle peut biaiser le jugement. Par provocation, je prône le contraire. Parce qu’en croyant que les animaux n’avaient pas d’émotions, on est passés à côté de nombreuses capacités : l’altruisme, la coopération, l’empathie… qui existent chez plein d’espèces, même le rat, encore un mal-aimé ! Et je ne vois pas en quoi les émotions que je ressens quand je travaille avec des orangs-outans ou des éléphants biaisent mon étude scientifique. Il y a suffisamment de garde-fous.

L’étude du comportement repose sur de nombreux protocoles, des statistiques, tout rentre dans des cases ! L’émotion peut intervenir dans les questions scientifiques que je pose, mais toutes les hypothèses sont bonnes. Il faut rester rigoureux sur les interprétations, éviter les extrapolations. Un article scientifique est expertisé. Les extrapolations, on les voit.

Directrice de recherche et médaillée d’argent du CNRS, vous témoignez d’un parcours semé d’embûches. Avez-vous pâti d’être une femme dans l’univers des sciences ?

E. P. : Mon parcours a été d’autant plus compliqué qu’on n’a pas arrêté de m’expliquer que je n’y arriverais pas. « T’as pas les épaules ! » La phrase m’est restée. J’ai entendu une liste d’horreurs. Je payais mes études en donnant des cours de tennis, considérant que le jour où ça s’arrêterait, je serais prof de tennis. Force est de constater que les sentences méprisantes venaient de chercheurs hommes, et que mes copains de l’époque n’ont jamais eu ce type de remarques. Les chercheuses, elles, m’ont encouragée, conseillée.

Quand je suis amenée à retracer ma carrière, j’ai l’impression que ce n’est pas moi. Et en même temps, je suis hyper fière ! Fière d’avoir eu l’honneur de connaître Yves Coppens, d’avoir écrit des livres, obtenu de belles publications pour mes recherches… et la médaille du CNRS ! Au fond, j’ai l’impression de ne pas mériter. J’ai grandi dans un système où on te répète : « Peut mieux faire. » À force de l’entendre, tu penses : « En fait, je ne fais jamais bien ! » J’essaierai de ne jamais le dire à un gosse, car cette phrase m’a détruite. Ça te broie sans que tu t’en rendes compte et, le jour où tu reçois une récompense, tu dis « Vous avez dû vous tromper ! » C’est triste parce que quelque part je le ressens encore. Ce qui me porte, c’est l’amour des animaux et les jeunes avec qui je partage, que j’essaie d’encourager au mieux.

Votre tempérament vous a-t-il aidée ?

E. P. : Le prix de la vocation a changé ma vie, je leur dis tous les ans ! J’ai rempli le dossier sans brouillon, stylo-bille direct. Il fallait décrire sa vocation. La mienne, c’était de devenir Yves Coppens, et mon projet, de montrer qu’il avait tort. Non mais vous imaginez ? Ce côté naïf ! Pour moi, ce n’était pas le milieu de savane qui avait conduit à inventer l’outil, mais l’arboricolie : c’est parce que les primates avaient évolué dans les arbres qu’ils avaient développé des capacités de préhension très fortes, et qu’ils étaient prêts pour utiliser l’outil. Tout le contraire de ce que disait Coppens ! Mais, par ailleurs, j’ai écrit que Coppens, j’avais lu ses bouquins, qu’il me fascinait… J’étais 100 % spontanée !

Et puis un jour, Coppens m’appelle : « Oui, vous avez eu le prix de la vocation… » Ce message, je l’ai écouté mille fois, j’ai cru que c’était une blague d’un pote du tennis ! Je n’y croyais pas une seconde, mais ce prix, je l’ai eu. Je pense aussi que le tennis m’a aidée. C’est une école de vie. Sur le terrain, on peut perdre pendant une heure, puis renverser la situation. Il faut y croire jusqu’au bout. Et moi, sur un terrain de tennis, je suis une acharnée. Tant que je n’ai pas perdu, je ne lâche pas.

Femme dans le milieu de la recherche, vous faites remarquer que les femelles sont moins étudiées que les mâles…

E. P. : La littérature scientifique en témoigne. C’est ultra-choquant, notamment sur le plan médical ! Si les traitements pour des pathologies féminines sont testés sur des animaux mâles, on risque de passer à côté d’effets secondaires qui pourraient toucher les femmes. Cette exclusion s’observe aussi dans les études sur le comportement, l’intelligence… Des chercheurs l’expliquent par la difficulté d’étudier les femelles à cause de variations hormonales qui compliquent l’analyse des données. Ce n’est pas une raison suffisante, mais ça s’entend.

Certains disent encore, hélas !, que les femelles sont moins intéressantes. Il y a certes des comportements où les mâles sont hallucinants, dans les stratégies de séduction, par exemple. Mais il est intéressant de comprendre pourquoi une femelle va choisir tel ou tel mâle. Ça reste peu étudié. Cette situation est en train de changer, heureusement. En lien, peut-être, avec la place des femmes dans la société et dans le monde de la recherche. Mais bon, en France, les postes clés sont encore beaucoup tenus par des hommes. Les présidents d’université, les directeurs de labo… Peut mieux faire !

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Ses dates

1973 Naissance à Paris

2001 Prix de la vocation de la Fondation Marcel-Bleustein-Blanchet

2001-2004 Thèse de doctorat, sous la direction d’Yves Coppens

2004 Entrée au CNRS

2017 Directrice de recherche au laboratoire « mécanismes adaptatifs et évolution », Muséum national d’histoire naturelle

2017 Publication de L’Intelligence animale. Cervelle d’oiseaux et mémoire d’éléphants, préfacé par Yves Coppens (Éd. Odile Jacob)

2019 Médaille d’argent du CNRS

2019Quand les animaux et les végétaux nous inspirent (Éd. Odile Jacob)

2023Mes plus belles rencontres animales (Éd. Odile Jacob)

2024 Coscénariste et conseillère scientifique de la série animée Les Super-Pouvoirs du vivant, de Charlotte Schmidt et Mathieu Rolin, diffusée sur Le Blob

Un son

Les violons de Vivaldi

« J’ai beaucoup pleuré avec Vivaldi, les violons ! J’ai écouté les Quatre saisons en boucle, en particulier « L’Orage » de L’Été. J’arrêtais, je rembobinais, j’écoutais, j’arrêtais… C’est de l’émotion pure ! »

Une lecture

La poésie de Victor Hugo

« Plus jeune, j’ai dévoré la poésie romantique de Victor Hugo, il y a un côté passionné qui sans doute a dû me parler… Un jour, en remettant le nez dedans, j’ai trouvé une phrase que j’ai trouvée sublime : “C’est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain n’écoute pas.” »

Une inspiration

Yves Coppens et Lucy

« Ils sont le rêve, l’optimisme et la tendresse. Lucy, c’est elle qui m’a fait rêver quand j’étais petite. En vieillissant, parfois, la part de rêve s’efface un peu. Alors je pense à eux. »