Série

Les Français par eux-mêmes

Épisode 62/65

Comment ça va ?

Je suis comme une passoire avec plein de trous et seulement dix doigts pour les boucher : mon entreprise fait face à moins de commandes, à des chantiers reportés, et donc encaisse moins de marge.

Mes clients professionnels n’engagent plus que les travaux vitaux. Ils voient des devis multipliés par 2 par rapport à 2019 à cause de l’explosion des prix des matières premières. La hausse de quelque 30 % du prix des matériaux n’est qu’une moyenne. Les métaux ont pris 100 % à 200 %. La tuile en terre cuite, qu’on touchait à moins de 1 € avant le Covid, atteint aujourd’hui les 2,25 €-2,50 €.

Pour les particuliers, je n’ai aucune commande de construction. À cause des taux d’emprunts passés en 3 ans de 1 % à 4,5 %. À cause, aussi, de la RE 2020, la réglementation environnementale tombée en 2022, qui renchérit de 30 % le coût du neuf. Ce pavé de 2 000 pages est, en plus, d’une telle complexité que ni les architectes ni les maîtres d’œuvre n’y comprennent quoi que ce soit.

Comment réagissez-vous à cette situation ?

Je serre la vis. Pas de prime à mes 25 salariés depuis 3 ans, pas de cadeau de fin d’année. Plus de pub. Plus de dons aux animations et aux associations locales.

J’arrive encore à maintenir mon chiffre d’affaires. Par l’innovation, notamment. Je me suis diversifié en 2019 dans la transformation et l’aménagement de containers maritimes pour en faire des food trucks, des vestiaires, des bureaux… Plus rapide et moins cher que le bâti en dur, ça répond à un besoin. La chambre de commerce France-Québec me sollicite d’ailleurs pour un transfert de savoir-faire.

Face à la crise du logement qui les frappe aussi, ils viennent d’alléger les règles d’urbanisme, ouvrant la possibilité aux constructions modulaires pour l’habitation. C’est exactement ce qu’il faut faire en France. Tout le monde a besoin de la pièce en plus, au fond du jardin, pour ses parents âgés, entre autres. Les Ehpad débordent ! Il faut desserrer la réglementation pour faciliter les nouvelles formes d’habitat, comme cela se pratique depuis longtemps aux Pays-Bas et en Europe du Nord.

Qu’est-ce qui vous fait avancer ?

Ma liberté. Grâce à mes études d’ingénieur, puis un MBA à HEC, je suis devenu mon propre patron. J’ai repris la boîte que mon père, immigré turc et ouvrier du bâtiment, avait créée en 2002.

Le contact humain est mon moteur, aussi. Dire bonjour à ma comptable, mes ouvriers, mes chargés d’affaires, mes clients. Voir leur sourire. Je suis un patron patriarcal. Prendre soin de mes équipes est un devoir et une fierté. Je suis capitaliste en affaires, socialiste dans mon entreprise.

Et puis, je suis riche de mes trois filles de 3 à 9 ans. Je veux leur assurer le meilleur avenir culturel et intellectuel possible. Leur apprendre que le bonheur, c’est avant tout la liberté et l’indépendance. La plus grande menace, c’est l’insécurité – surtout pour les femmes – et les réseaux sociaux. Je veux que mes filles vivent les vraies choses. Qu’elles regardent aussi tous les soirs avec nous le journal de France Info. La culture générale, c’est une assurance vie.

Quel est votre remède contre le blues ?

Je le prends comme une sorte de méditation qui me permet de prendre du recul. Ça m’arrive tous les jours, un petit quart d’heure, quand il y a un temps mort. Je suis constamment en train de travailler mon mindset, mon état d’esprit, pour rester positif. Je me nourris de Machiavel, de Churchill. J’écoute des podcasts sur Atatürk, de Gaulle, ou ceux de la star Denzel Washington. Je m’évade avec Erik Satie, Aznavour, Polnareff, Brel…

Que voulez-vous faire du temps qui vous reste ?

Aller vivre au Portugal – ma femme est franco-portugaise. Là-bas, la famille, les enfants, ça compte plus que tout. En France, quand je vais au restaurant avec mes filles, il faut voir la tronche que font les serveurs ! Notre pays n’est plus axé sur le civisme, l’éducation, le bien-être. Il nous manque un socle de civilisation. Quand j’étais petit, j’ai appris la Marseillaise et l’hymne turc. À 44 ans, je m’en souviens toujours. Je veux aussi faire le tour du monde. Pour montrer à mes enfants les autres peuples, leur culture, leur religion. Leurs difficultés aussi. Je ne veux à aucun moment que mes filles deviennent racistes, je veux qu’elles cherchent toujours l’humain et le bon dans l’autre.

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Le secteur du bâtiment va mal. 14 000 faillites en 2023, soit +40 % par rapport à 2022. 13 300 emplois perdus sur les deux dernières années. Et 2024 s’annonce pire. Renovimmo 77, entreprise générale à Meaux dirigée par Umit Demirci, compte 25 salariés et fait 4 millions d’euros de chiffre d’affaires.