À Notre-Dame de Paris, on a souvent rendez-vous avec la démesure. Le visiteur pourra à nouveau le constater en découvrant les grands décors restaurés de la cathédrale, qui font l’objet d’une exposition rare au Mobilier national, dans la galerie des Gobelins, à Paris. Les 21 tableaux présentés, parmi lesquels 13 très grands formats – les fameux « Mays » de Notre-Dame – n’ont pas été endommagés par l’incendie du 15 avril 2019, mais ils ont bénéficié du regain d’intérêt porté à l’édifice et de la manne collectée auprès du grand public pour lui faire retrouver son lustre. Tous ont ainsi pu être restaurés avec soin en 2022-2023, dans le cadre d’un partenariat entre la Drac Île-de-France et le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), révélant des couleurs et un éclat oubliés.

Dès l’entrée du parcours, un petit tableau, Vue de l’intérieur de Notre-Dame (Anonyme, vers 1650), rappelle le contexte historique de cette exposition en faisant resurgir du passé l’ancienne décoration du XVIIe siècle. Dans un contexte de renouveau spirituel marqué par l’élan de la Contre-Réforme, la cathédrale se dote à l’âge classique d’atours prestigieux. À partir de 1630, la confrérie des orfèvres parisiens prend l’engagement d’offrir chaque année, au mois de mai, un tableau de grand format dédié à la Vierge, accompagné d’un sonnet et d’un vœu au roi. Cette tradition vient prolonger une pratique médiévale, d’abord païenne puis transformée par la diffusion de la dévotion mariale à partir du XIVe siècle, consistant à offrir à Marie un « arbre de mai », puis un support vertical évoquant un arbre, surmonté d’une boîte ornée de peintures religieuses.

Une page de l’histoire de l’art

De 1630 à 1708, ce sont ainsi 76 tableaux de très grande taille qui sont offerts à la cathédrale et suspendus dans la nef, côte à côte. Tous illustrent des scènes des Actes des Apôtres, livre biblique racontant les débuts de l’Église primitive. « Après les guerres de Religion et dans un contexte de rivalité avec le protestantisme, il s’agissait de réaffirmer le lien de l’Église catholique avec celle des apôtres », souligne Emmanuel Pénicaut, directeur des collections du Mobilier national et co-commissaire de l’exposition.

Notre-Dame de Paris : la renaissance d’un décor majestueux

Confiées à de jeunes peintres prometteurs ou à des artistes déjà reconnus, membres de l’Académie royale de peinture ou sur le point d’y entrer, ces toiles dessinent une page de l’histoire du goût classique et de la spiritualité moderne. « Que leurs auteurs soient célèbres ou moins connus, les Mays sont le fruit d’une commande officielle, relève Emmanuel Pénicaut. C’est pourquoi la plupart d’entre eux ne doivent pas être regardés comme des œuvres d’avant-garde, mais plutôt comme des reflets fidèles des tendances de la peinture française tout au long du siècle. »

Des scènes édifiantes

Au Mobilier national, les grands formats présentés témoignent d’un goût pour les sujets édifiants – martyres, conversions, guérisons… – et les scènes expressives voire dramatiques, proposées dans des volutes de drapés et plantées dans de solennels décors à l’antique, telles La Prédication de saint Pierre à Jérusalem par Charles Poërson (1642) ou La Lapidation de saint Étienne par Charles Le Brun (1651). Chaque commande picturale, financée par deux maîtres orfèvres élus, suivait un calendrier précis : élection des orfèvres mécènes à l’Ascension, choix du peintre et du sujet avant septembre, réalisation d’une esquisse et discussion avec le chapitre durant l’automne, livraison de la toile en avril suivant pour une exposition publique le 1er mai.

L’exposition témoigne de ce travail collaboratif avec les autorités religieuses en présentant, à côté de La Conversion de saint Paul, l’étude préparatoire peinte par Laurent de La Hyre. On y découvre que les chanoines ont vraisemblablement demandé que la scène soit plus explicite par l’ajout d’un Christ surgissant des nuages, absent du modello (étude préparatoire), d’ailleurs plus fidèle au texte des Actes qui ne parle pas d’une apparition mais d’une simple « voix »…

Notre-Dame de Paris : la renaissance d’un décor majestueux

À côté des Mays, d’autres tableaux viennent orner la cathédrale au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment les chapelles latérales. Plusieurs sont exposés, telle la très belle Nativité de la Vierge peinte par les frères Le Nain vers 1642, dont les nuances de blanc, de beige et de rosé composant les chairs, les langes et le corsage de la nourrice ont été admirablement restituées par la restauration.

Un comparatif avant/après la restauration

La Révolution française marqua une rupture dans cette histoire décorative. « En 1793, la nef, les bras du transept, le déambulatoire et les chapelles furent dépouillés de leurs ornements, rappelle Marie-Hélène Didier, conservatrice en chef chargée de Notre-Dame. À partir de 1802, la reprise du culte dans la cathédrale inversa le processus mais n’entraîna pas le retour de tous les tableaux enlevés. Il fallut donc trouver d’autres tableaux pour pallier l’absence de décorations et masquer le piteux état des murs de l’édifice. »

Plusieurs toiles issues des campagnes napoléoniennes en Italie font alors leur entrée dans le monument. En témoignent, dans une petite salle à l’étage – à ne pas manquer –, les portraits très réalistes de deux saints anonymes, vestiges d’une grande toile, La Gloire de tous les saints, peinte par Le Guerchin en 1613, aujourd’hui perdue. Ces deux hommes plantent leur regard direct et intense dans celui du spectateur, l’interpellant avec une franchise saisissante.

Toujours en ce début de XIXe siècle, d’autres tableaux arrivèrent des églises parisiennes, comme une très pittoresque Adoration des bergers (1585) de Jérôme Francken I. Les bergers s’y pressent autour de l’Enfant-Jésus, dévoilé d’un geste délicat par sa mère. « Ce tableau, très abîmé, a grandement bénéficié de la restauration, souligne Oriane Lavit, conservatrice du patrimoine au C2RMF. Une retouche dite à l’acqua sporca a été effectuée : il s’agit d’apposer des tons brun-noir dans les usures sans recomposer la couleur. La peinture originale est ainsi remise en valeur. » À chaque étape de l’exposition, le minutieux travail mené par la cinquantaine de restaurateurs a été mis en valeur par des tablettes numériques présentant un comparatif avant/après, qui permet de prendre la mesure du travail réalisé.

Tapisseries, tapis de chœur et mobilier liturgique

La démesure du décor de Notre-Dame se manifeste encore à l’étage de la galerie des Gobelins, avec la présentation des 14 scènes de La Tenture de la vie de la Vierge (exposée par roulement en deux temps), tissées entre 1638 et 1657 à l’initiative de Richelieu et aujourd’hui conservées en la cathédrale de Strasbourg. On admirera la très belle composition de ces scènes mariales tirées des Évangiles canoniques et apocryphes, et leur très bon état de conservation malgré le caractère passé des couleurs : angelots et coupes de fruits débordantes décorant les bordures, magnifique bouquet de lys de l’Annonciation, majesté des grands anges aux ailes déployées de la Nativité…

Sans doute la démesure à Notre-Dame atteint-elle son acmé dans le tapis de chœur de la cathédrale, pièce commandée par Charles X en 1825 et achevée sous Louis-Philippe en 1833, après avoir perdu au passage de la Révolution de 1830 ses symboles royaux. Les motifs des blés et les grappes de vigne – évocation des espèces consacrées – s’inscrivent dans une immense croix, bordée de feuilles d’acanthe aux dégradés de bleu, de rose et de violet rutilants.

Notre-Dame de Paris : la renaissance d’un décor majestueux

Après tout ce faste, les maquettes du nouveau mobilier liturgique commandé par le diocèse pour la réouverture de Notre-Dame viennent apporter une sobriété bienvenue. Le baptistère couvert d’une surface d’eau ondoyante surmonté d’une croix, l’autel évoquant une coque hospitalière, l’ambon rappelant le tau franciscain, tous coulés en bronze, offrent des lignes épurées et une couleur profonde qui viendra contraster avec la pierre blonde de la cathédrale. La chaise, conçue par la designeuse Ionna Vautrin et évoquant les colonnettes de la cathédrale, apporte elle aussi sa touche contemporaine. Les siècles passent mais Notre-Dame demeure visiblement inspirante.

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Un décor bientôt réinstallé

La conservation régionale des monuments historiques a posé le principe que toutes les pièces de mobilier présentes dans la cathédrale Notre-Dame de Paris le soir de l’incendie devaient y retourner, tout en offrant la possibilité d’en repenser l’agencement.

Le diocèse de Paris a fait le choix de positionner les œuvres de manière à favoriser « une cohérence liturgique d’ensemble », soulignent le père Maxime Deurbergue et Laurent Prades, régisseur de la cathédrale, dans le catalogue. Le nouveau parcours invitera « à contempler l’histoire biblique du Salut ».

Le début du parcours commencera par le nouveau baptistère. La Naissance de la Vierge (1642) des frères Le Nain sera exposée dans la première des sept chapelles de la nef (côté nord), L’Adoration des bergers (1585) de Francken, au seuil du déambulatoire, La Vierge de Pitié (1650) peinte par Baugin dans la chapelle Saint-Marcel (chapelle du chœur), juste avant présentation de la couronne d’épines dans la nouvelle châsse reliquaire dessinée par Sylvain Dubuisson (chapelle axiale). La Visitation (1717) de Jouvenet marquera la fin du parcours.

« Grands décors restaurés de Notre-Dame », jusqu’au 21 juillet au Mobilier national (Paris). Rens. : mobiliernational.culture.gouv.fr