La Croix : Quel était l’objectif de l’opération iranienne ?

Frédéric Encel : Après l’attaque israélienne de son annexe consulaire à Damas le 1er avril, l’Iran avait deux solutions. La première était de ne pas réagir, la seconde était d’engager une réponse d’une certaine ampleur pour ne pas perdre la face devant l’État hébreu. Téhéran avait déjà perdu en crédibilité. Après avoir prévenu qu’il interviendrait si Israël envisageait d’investir militairement la bande de Gaza, il n’a pas bronché lorsque Tsahal a lancé son opération « Épées de fer ». Se sont ensuivis plusieurs coups de force réussis d’Israël sur des officiers importants de « l’axe de résistance », ponctués par l’attaque du 1er avril. Manifestement, l’Iran a préféré la seconde option, qui est clairement symbolique. Son attaque n’a causé aucun dégât, et rares sont les engins à avoir atteint l’espace aérien israélien.

Pourquoi l’Iran a prévenu les États-Unis de son offensive sur Israël ?

F. E. : L’Iran souhaitait rester dans le cadre d’une riposte mesurée pour éviter l’escalade. Le régime de Téhéran est conscient qu’une montée aux extrêmes avec Israël lui nuirait bien davantage, parce qu’il signifierait potentiellement la destruction de l’Iran, certainement pas celle d’Israël. Les mollahs le savent parfaitement. Ils sont fanatiques mais ne sont pas stupides. Il s’agissait ici de retrouver leur crédibilité sans se risquer à un conflit ouvert.

C’est la première fois que l’Iran attaque directement Israël. Il menait jusqu’ici une « guerre par procuration » par le biais de ses « proxys ». Est-ce qu’il faut y voir une perte d’influence de l’Iran au sein de « l’axe de la résistance » ?

F. E. : L’axe de résistance est dominé et a été créé de toutes pièces par l’Iran. Le Hezbollah par exemple a été créé ex nihilo au Liban en 1982. Je ne pense pas qu’il faille y voir une perte d’influence, car le Hezbollah et les milices chiites de Syrie et d’Irak restent fidèles au régime iranien. Le Hezbollah a payé un lourd tribut pour sa guerre de basse intensité avec Israël, non seulement humainement, mais aussi en prestige, en matériel, et en soutien financier aux familles des martyrs.

Israël a répondu par une faible attaque de drones, vendredi 19 avril, qui n’a fait aucun dégât. Finalement, est-ce que tout cela n’est pas une mise en scène ? Est-ce seulement une question de crédibilité ?

F. E. : La crédibilité en géopolitique, c’est la matière la plus précieuse ! La vie politique et la vie internationale sont des théâtres. Mais cela ne signifie pas que le jeu des « acteurs » soit risible ou indigne d’intérêt. L’aspect théâtral et scénographique d’une composante importante des relations internationales procède de cette réalité. De ce point de vue, la joute entre Téhéran et Tel-Aviv est extrêmement sérieuse. Elle pourrait très bien mener à une guerre de haute intensité.

La défense israélienne est extrêmement coûteuse. Une mise en scène à quel prix ?

F. E. : Israël a obtenu de la Chambre des représentants américaine une enveloppe de 13 milliards de dollars, qui vient s’ajouter à une aide civile et militaire de plus de 3 milliards de dollars au titre des accords de Camp David de 1978. Et encore, c’est sans compter sur les prêts bonifiés, les cessions de matériels hors budget, et les aides privées, qui sont estimées à plus d’un milliard de dollars. Le problème pour Israël ne se situe pas du côté de son budget. Il fallait envoyer un message fort. Israël a démontré aux yeux du monde entier qu’il restait quasiment inviolable face à l’Iran. Deux jours plus tard, elle révèle l’étendue de ses capacités en ciblant des zones proches d’installations militaires iraniennes, et montre par la même occasion que l’espace aérien iranien est ouvert à tous les vents.

Est-ce qu’on atteint aujourd’hui les limites de la stratégie de défense israélienne, une stratégie de « riposte disproportionnée », qui est intenable sur deux fronts ?

F. E. : Est-ce que la disproportion relève d’une stratégie, dans la mesure où c’est un concept extrêmement subjectif ? Lorsque 1 200 civils sont assassinés sur votre sol dans des conditions tout à fait génocidaires, où commence la disproportion et où finit-elle ? Autant les revendications palestiniennes modérées sont parfaitement légitimes, et en particulier celle d’un État aux côtés d’Israël, autant la République islamique d’Iran n’a aucune forme de légalité, de légitimité et encore moins de moralité à appeler à la destruction d’un État tiers qui n’est même pas frontalier ! Face aux menées de l’Iran – y compris par le biais de ses proxys – sur la population civile israélienne, je ne sais pas ce que devrait être la proportionnalité. Sachant en plus que la crédibilité dissuasive sur le plan militaire n’est pas un luxe mais une assurance-vie pour Israël dans la région.

Paradoxalement, en quoi le soutien de l’Iran au Hamas sunnite renforce le clivage sunnite/chiite dans la région ?

F. E. : L’objectif fondamental de la République islamique d’Iran est la montée en force du chiisme au Moyen-Orient. Des houthistes au Hezbollah en passant par les milices chiites syriennes et irakiennes, Khamenei cherche à créer un front chiite uni et puissant, auquel il ne s’interdit pas d’adjoindre d’autres proxys qui seraient sunnites, comme le Hamas. Cela lui permet de fédérer et de montrer au monde musulman qu’il n’est pas sectaire.

Or, force est de constater que l’Iran n’a jamais fait la guerre pour les Palestiniens. C’est en réaction à l’attaque de son consulat qu’il a riposté dans la nuit du 13 au 14 avril. En réalité, Téhéran est même furieux de la manière pogromiste dont le Hamas a perpétré son attaque sur Israël le 7 octobre 2023. Non pour des raisons morales ou politiques, mais parce que le groupe islamiste radical a contraint Israël à l’anéantir militairement. Le Hamas ne peut que ressortir désarmé de ce conflit, ce qui fera perdre un proxy de poids à l’Iran.