Avec l’arrivée de Chat GPT, l’application la plus connue de l’intelligence artificielle générative (IAG) fin 2022, les débats publics sur l’IA portent sur les effets potentiellement massifs sur l’emploi. Les impacts de l’IA générative s’étendent aux professions qualifiées et incluent également des tâches traditionnellement réservées à des travailleurs hautement qualifiés. Ce qui distingue ChatGPT, c’est sa facilité d’utilisation, son coût d’accès quasiment nul et sa diffusion fulgurante.

Dans les entreprises, beaucoup de cadres utilisent l’IAG « en cachette » pour gagner du temps et produire davantage. Ils s’en servent notamment pour accélérer la réalisation de leurs vidéos, de leurs slides, de leurs synthèses, de leurs comptes rendus ou de leurs recherches sur de vastes bases documentaires.

La grande majorité des études publiées récemment sur les impacts de l’IA générative concernant les emplois, concluent presque unanimement que ces technologies « augmentent » davantage les activités humaines qu’elles ne les remplacent. La méthode adoptée par ces études consiste à analyser les tâches plutôt que les emplois et à mesurer le taux d’exposition de ces taches à l’automatisation. Plus ce taux est élevé, plus un emploi est menacé de suppression.

Des métiers menacés

Les mêmes études cependant soulignent le risque pour certains métiers (secrétariat, comptabilité…), occupés majoritairement par les femmes, d’être remplacés par la machine. Elles indiquent que beaucoup de métiers sont menacés dans la presse et la communication par les systèmes d’IA, qui pourront réaliser les tâches des travailleurs à meilleur coût. D’après le rapport du FMI, environ 60 % des emplois seraient exposés à l’IA dans les économies occidentales, en raison de la prédominance des emplois « axés sur les tâches cognitives ». Près de la moitié des tâches de ce type d’emplois pourraient être affectée.

Les impacts de l’IA sont difficiles à mesurer car ils empruntent la voie de microfonctionnalités ajoutées aux outils informatiques. « Chez SAP, les salariés sont heureux pour l’instant de jouer avec les outils, de les découvrir, de gagner en efficacité sur certaines tâches, avant l’introduction des “bonnes pratiques” dans les processus, et l’officialisation des gains de productivité, avec des réorganisations à l’appui », constate un de nos délégués, Rémy Chambard-Williams. À La Poste, groupe exemplaire dans la formation numérique à l’IA de ses employés, la direction étudie des cas d’usage potentiel de la suite de Microsoft office 365, via une petite équipe projet couplée à quelques dizaines d’expérimentateurs internes.

Une arrivée silencieuse

Dans les branches professionnelles, l’arrivée de l’IA est tout aussi silencieuse : dans les banques, fortement touchées depuis des années par les transformations numériques (– 4 % d’emplois en solde net), la négociation sur l’IA ne semble pas être la priorité, d’autant qu’« on ne veut pas imposer des contraintes aux entreprises », selon la responsable CFDT de la branche, Béatrice Lepagnol.

Lorsque l’on utilise ces systèmes en RH pour décider d’un recrutement, d’une évolution de carrière ou d’un licenciement, la question de la transparence de la décision et de l’explicabilité de la raison pour laquelle celle-ci a été prise, se heurte à leur complexité. On découvre des biais. En 2018, le logiciel de recrutement d’Amazon sélectionnait uniquement les CV masculins : il était entraîné sur des données d’hommes recrutés à Amazon et la machine identifiait les hommes comme seuls ayant des qualités pour être recrutés.

Nous constatons, par exemple, que derrière la nouvelle suite Microsoft, il est possible d’activer une « fonction traçabilité des collaborateurs » et que rien n’est dit de l’exploitation des données personnelles collectées. Aujourd’hui, des logiciels comme Microsoft 365 permettent une surveillance à 360° : enregistrement du nombre de frappes au clavier, sites professionnels ou personnels visités, géolocalisation. Or ces utilisations qui effectuent une collecte des données des travailleurs n’ont pas été soumises à consultation collective ou individuelle. Depuis le Covid et la pratique massive du télétravail, l’introduction de ces logiciels d’IA pour surveiller le travail s’est démultipliée et les plaintes à la Cnil (Commission nationale d’informatique et libertés) aussi, passant de 2000 en 2021 à 16 000 aujourd’hui.

Émancipation ou perte d’autonomie ?

Dans une banque française, un assistant personnel du type Copilot est fourni aux commerciaux. À partir des données que celui-ci aspire sur la toile et sur les réseaux sociaux, il dessine le profil psychologique des clients. Il conseille le commercial sur les arguments à utiliser, la tonalité du discours à tenir, la façon de convaincre le client, et ceci en contrariant les techniques de persuasion que le salarié aurait tendance à adopter spontanément. Ce genre d’outil participe-t-il d’une émancipation au travail ou d’une perte d’autonomie des travailleurs ?

Les directions considèrent que les choix liés à l’IA relèvent exclusivement de leurs prérogatives. Elles confient leur adoption aux directions des systèmes d’information (les DSI) qui opèrent en silo. Pour nous, impliquer les autres directions et les travailleurs dans les choix de leurs outils et de leur finalité par l’expérimentation présenterait l’avantage de partir des besoins de ceux qui travaillent. Cette révolution ne peut pas se faire sans les travailleurs : leur implication active et leur confiance sont la condition sine qua non pour que ces transformations soient bénéfiques.

Renforcer le dialogue

Il est urgent de refonder et renforcer le dialogue social et technologique, en levant les freins pour que des négociations sur l’IA et qu’un dialogue ait lieu. Il faut ensuite former les acteurs du dialogue social, employeurs et syndicalistes, aux enjeux et limites de ces outils. L’introduction de l’IA par l’expérimentation en situation réelle de travail doit être encadrée par des règles collectivement construites et partagées par les représentants des travailleurs et les directions.

Les besoins en compétences doivent être évalués à l’avance par des études ciblées au sein des branches, entreprises et administrations, et accompagnés par une formation des travailleurs. Le système de formation doit se préparer à répondre à une demande croissante de formation à l’IA.

Les travailleurs et leurs représentants ont le droit d’être informés en cas d’utilisation de systèmes de supervision ou d’évaluation de leurs performances, et ils ont droit à une décision humaine au travail. Ceci implique de clarifier leurs voies de recours et demande d’adapter le code du travail pour que ces droits soient effectifs.