► « Paris n’a pas pris la mesure du rapprochement Moscou-Pékin »

Alice Ekman, analyste responsable de l’Asie à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS) (1)

« Je n’ai pas l’impression que la France soit naïve vis-à-vis de la Chine. Elle a pleinement pris conscience, depuis de nombreuses années déjà, du durcissement de la politique intérieure et extérieure de Pékin. Dès le lancement des nouvelles routes de la soie, elle a exprimé des inquiétudes et des questionnements stratégiques concernant ce projet, une réserve qu’elle a partagée au sein de l’Union européenne. Ce que je vois, en revanche, c’est qu’elle a tendance à sous-estimer l’ampleur de certaines évolutions de la politique étrangère chinoise. Et cela sur deux points importants.

D’abord, sur son rapprochement avec Moscou. Paris n’a, il me semble, pas pleinement pris la mesure de l’importance stratégique que représente ce rapprochement pour Pékin, de la planification de cette relation sur le long terme indépendamment de l’évolution de la guerre en Ukraine. Pékin accorde beaucoup d’égards à Vladimir Poutine, de considération aux intérêts russes. La diplomatie chinoise défend la présence de la Russie dans différents forums et institutions, elle lui apporte son soutien diplomatique, économique, énergétique et technologique : nous avons aujourd’hui la preuve, par exemple, que plusieurs entreprises chinoises exportent des éléments (parties de drone, etc.) qui contribuent indirectement à soutenir l’effort de guerre contre l’Ukraine.

Deuxièmement, la France tend à sous-estimer la dimension anti-occidentale de la politique étrangère chinoise. Dans tous les conflits actuels, Pékin a choisi son camp sans nuance : c’est très clair dans la guerre en Ukraine, mais aussi au Moyen-Orient. Pour la Chine, l’Occident est le responsable de toutes les crises du monde et il faut en finir avec lui. Dans cette grille de lecture, elle voit la France comme un pays occidental qui ne sera jamais un partenaire prioritaire et naturel, mais utile. Paris a des positions perçues comme intéressantes par Pékin lorsqu’il parle d’« autonomie stratégique », qu’il souligne ses divergences avec Washington (sur Taïwan, le découplage économique, la défense européenne).

Le positionnement prorusse et anti-occidental de la Chine est souvent sous-estimé car il n’apparaît pas, en réalité, pleinement rationnel. Ainsi, la Chine ne peut pas vouloir vraiment se rapprocher de la Russie au détriment de l’Europe car ce n’est pas son intérêt économique, analyse-t-on à Paris : et en effet, l’Europe est un marché nettement plus intéressant que la Russie. Or, elle soutient bien Moscou ! Elle le fait car son objectif n’est pas strictement économique et de court terme, mais davantage géostratégique et politique, de long terme, avec en ligne de mire l’idée de faire front commun contre les États-Unis et bâtir un nouvel ordre mondial post-occidental. »

► « La France connaît bien les limites de l’engagement chinois »

Valérie Niquet, spécialiste de la Chine à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) à Paris.

« Depuis que Xi Jinping est au pouvoir en République populaire de Chine, la France ne se fait plus vraiment d’illusions sur ce qu’elle pourrait tirer de Pékin. Aujourd’hui, son objectif est surtout d’éviter de placer ses intérêts uniquement dans ce pays d’Asie de l’Est, comme cela fut longtemps le cas.

La France n’est pas naïve, parce qu’elle connaît très bien les limites de l’engagement chinois. Avec la visite du président Xi Jinping, il y a cependant l’espoir qu’il fasse pression sur la Russie afin qu’elle se retire de l’Ukraine et mette fin à sa guerre d’invasion. Mais la position chinoise est beaucoup plus modérée et, pour le moment, la guerre en Ukraine ne nuit pas du tout à ses intérêts. La Russie et la Chine gardent notamment un lien important en matière d’approvisionnement d’énergie, de pétrole, de gaz.

Paris espère faire comprendre à Xi Jinping que la guerre peut avoir des conséquences néfastes pour Pékin, notamment au niveau économique. La République populaire de Chine a tendance à faire du dumping – vendre sur les marchés extérieurs à des prix inférieurs à ceux du marché national – pour inonder le marché européen, comme elle le fait avec les véhicules électriques qu’elle vend à très bas coûts sur le territoire. La Chine est dépendante de l’Union européenne, qui est sa première partenaire commerciale. A contrario, pour la France, le marché chinois n’est pas le plus important. Il n’y a pas de dépendance réciproque.

La relation entre les deux pays demeure asymétrique dans la mesure où la France accuse un déficit commercial de 46 milliards d’euros avec la Chine. Mais ce sera bien difficile d’équilibrer cette relation. Prenons l’exemple des véhicules électriques. Paris est pris dans un double objectif contradictoire. D’un côté il y a cette volonté d’arriver à un bilan carbone neutre en Europe. Mais de l’autre, la population européenne n’a pas forcément les moyens d’investir dans des véhicules électriques à des coûts plus élevés. On peut constater la même logique s’agissant des panneaux solaires chinois, omniprésents en Europe.

Pour le moment, il existe assez peu de marges de progrès pour concilier les intérêts entre la France et la Chine. Sur le dossier ukrainien, Xi Jinping n’est pas coopératif. Et si on reprend le cas des véhicules électriques, Emmanuel Macron veut avant tout mettre l’accent sur la nécessité de contrôler les importations chinoises pour éviter de détruire totalement l’industrie automobile française et européenne. Je ne suis pas sûre que là-dessus non plus, la visite de Xi Jinping à Paris changera beaucoup de choses. »

(1) Autrice de Chine-Russie. Le grand rapprochement (Gallimard « Tracts »)