Ce vendredi est le vendredi saint des églises orientales, qui fêteront Pâques dimanche. Ma fille, venue il y a une semaine de Paris passer quelques jours à Beyrouth, a tenu à recréer comme chaque année, quoiqu’un peu à l’avance, l’ambiance si particulière liée à la confection des gâteaux de la fête, appelés maamouls. Nous avons entrepris de préparer la pâte, d’écraser les dattes, de piler les noix et le sucre et d’arroser tout cela d’eau de fleur d’oranger et d’eau de rose. Pendant que nous roulions la pâte au creux de nos paumes, j’ai évidemment évoqué devant elle, comme je fais chaque année, mes souvenirs de ces moments quand j’étais gosse.

Des assemblées de cousines, de copines, de belles-sœurs et de brus

C’était une époque où les femmes se relayaient les unes chez les autres pour aider à tour de rôle chaque foyer à préparer ses gâteaux. Les grandes dames de la bourgeoisie citadine ne travaillaient pas en ce temps-là. Selon un programme établi d’avance entre elles et qui s’étalait sur tous les jours de la Semaine sainte jusqu’au vendredi, ajournant leurs sorties caritatives ou leurs parties de cartes, elles se réunissaient dans les grandes cuisines des unes puis des autres, avec leurs cuisinières et leurs bonnes pour la confection des maamouls. Une joyeuse humeur régnait sur ces assemblées de cousines, de copines, de belles-sœurs et de brus qui tombaient les bagues, les bracelets et autres bijoux, relevaient leurs cheveux et jouaient ainsi aux paysannes ou aux montagnardes qui se réunissent pour cuisiner ensemble dans les villages.

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Installées autour de grandes tables, œuvrant à la chaîne, dans une ambiance où se mêlaient commentaires sur l’avancement du travail et digressions mondaines, elles se répartissaient les tâches, les unes sur les gâteaux aux dattes, les autres sur celles aux noix ou aux pistaches. Les unes s’occupaient de garnir à la pince la pâte de motifs pour y faire tenir le sucre en poudre que l’on ferait pleuvoir dessus, les autres soignaient l’alignement des pièces dans les vastes plateaux enfournés au fur et à mesure qu’ils se remplissaient.

Au bout de quelques heures, lorsque la première fournée était cuite, se répandaient lentement le parfum de la fleur d’oranger mêlé à celui du beurre, et celui de l’eau de rose mêlé à celui de la pâte délicatement cuite. Cette chaude odeur imprégnant la maison, si particulière à Pâques, a toujours été pour moi l’indice le plus tangible de l’imminence de la fête.

La grandeur des célébrations

Les gâteaux enfin confectionnés, sortis du four puis rangés sur les grands plats d’argent, on ne pouvait néanmoins y goûter de suite. Dans certaines familles orthodoxes de Beyrouth, on ne peut commencer à en manger que samedi à 11 heures. Chez nous, c’était au matin du dimanche, au retour de la messe, ou au son des chants grecs et arabes de la célébration retransmise à la télévision. De cela, ma fille me rappela qu’ils avaient pâti, son frère et elle quand ils étaient petits, parce qu’ils devaient réfréner pendant deux jours leur impatience de goûter les pâtisseries. Et la semaine dernière, elle se souvint aussi de la première fois où je l’avais emmenée à la messe du Vendredi saint. J’en garde moi-même une très forte impression, parce que je n’étais plus allé à cette cérémonie depuis longtemps. La grande église du centre-ville de Beyrouth, appelée cathédrale Saint-Georges, était bondée, et une foule compacte, postée devant les fenêtres et les portes, empêchait l’accès à l’intérieur.

Je nous frayai quand même un passage par une porte latérale, longeai le transept en jouant un peu des coudes, suivi de ma fille, rétive à l’idée de cette percée musclée. Mais cela en valait la peine. Atteignant enfin un point d’où la vue se dégageait du côté de l’autel, toute la somptueuse mise en scène dont j’avais oublié la grandeur m’apparut d’un coup, sidérante comme un rituel céleste. Devant l’iconostase et les saints alignés dans leurs cadres rutilants, au milieu d’immenses bouquets de roses blanches, les officiants en tenue d’apparat, tiares dorées, pendentifs et chasubles mauves, les uns de dos, les autres de face ou de côté comme dans une grande et imposante représentation théâtrale, chantaient de leurs voix graves et balançaient les grands encensoirs au bout de leurs chaînes. Je ne pus profiter de cet extraordinaire spectacle que quelques secondes avant d’être bousculé et repoussé vers le milieu de la foule. Mais les images de cette scène demeurèrent collées à ma rétine et me laissent jusqu’à aujourd’hui cette impression singulière d’avoir assisté à une imposante cérémonie liée au culte impérial de l’Empire byzantin en sa première grandeur.