Algorithme favorisant l’addiction, modération insuffisante des contenus, transferts de données vers la Chine, espionnage au profit de Pékin. Tels sont les principaux chefs d’accusation qui visent TikTok depuis environ quatre ans, tant en Europe qu’aux États-Unis. Or son « procès » mondial s’est emballé ces derniers jours, mettant en lumière une stratégie contrastée du célèbre réseau social dans ces deux régions du monde.

Acte I, États-Unis. Mardi 23 avril au soir, trois jours après la Chambre des représentants, le Sénat adopte une proposition de loi menaçant d’interdire TikTok d’ici à neuf mois (ou un an maximum) sur le sol américain si la plateforme ne coupe pas ses liens avec sa maison mère ByteDance, et plus largement avec la Chine. Dès le lendemain, le texte est promulgué par le président Joe Biden.

Un précédent ultimatum américain avait été prononcé en 2020, sous la forme d’un décret d’interdiction signé par Donald Trump, mais il avait été abandonné un an plus tard. Désormais, TikTok joue donc son avenir aux États-Unis, son premier marché avec 170 millions d’utilisateurs.

Le temps d’écran « récompensé »

Acte II, Union européenne (où TikTok revendique 135 millions d’utilisateurs). Mercredi 24 avril, quelques heures après l’ultimatum américain, les dirigeants de l’entreprise déclarent suspendre, de leur plein gré et pour soixante jours, une déclinaison très controversée de leur réseau social : TikTok Lite. Cette nouvelle application « récompense » les utilisateurs ayant passé le plus de temps à visionner des vidéos, notamment sous la forme de bons d’achat sur Amazon.

Peu après avoir été discrètement mis en ligne fin mars en France et en Espagne, ce système hautement addictif s’était attiré les foudres de la Commission européenne : depuis le 17 avril, Bruxelles réclamait à TikTok des explications sur les risques liés à cet outil. Explications que TikTok refusait de fournir.

Jouer les Européens contre les Américains

« J’ai du mal à croire que la suspension de TikTok Lite en Europe ne soit pas liée à la menace d’interdiction de TikTok prononcée la veille aux États-Unis », estime le sénateur LR Claude Malhuret, qui a piloté en 2023 une commission d’enquête parlementaire sur cette plateforme. « Les dirigeants de l’entreprise jouent la montre et essaient de gagner du temps. Ils concèdent une victoire aux Européens tout en résistant aux Américains. »

De fait, ByteDance, la maison mère chinoise de TikTok, a annoncé jeudi 25 avril n’avoir aucune intention de vendre son application, au risque de se voir interdite aux États-Unis. Des recours juridiques sont toutefois prévus. « Nous allons continuer à nous battre pour vos droits dans les tribunaux », a promis à ses abonnés le patron de TikTok, le Singapourien Shou Zi Chew.

« À chaque fois qu’elles sont entravées, les plateformes jouent la carte de la liberté d’expression », souligne Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en sciences de l’information à l’université de Nantes (1). « C’est une manière relativement habile de faire passer l’idée que ce qu’on leur reproche va à l’encontre des valeurs cardinales des pays qui les accusent. »

Poser des jalons

Au-delà d’une possible stratégie de diversion, la suspension rapide de TikTok Lite en Europe reste un bon signal, selon ce spécialiste. « Avec le règlement sur les marchés numériques (DMA) et le règlement sur les services numériques (DAS), entrés en vigueur récemment, l’Union européenne a enfin un cadre juridique fort avec des sanctions proportionnées, autrement dit adaptées à la trésorerie de ces très grandes entreprises. Ce cadre fort est bien identifié par les plateformes. »

Une question se pose toutefois : pourquoi avoir lancé TikTok Lite, version « extrême » de TikTok, au moment même où l’application est la plus contestée ? Olivier Ertzscheid y voit une pratique assez courante dans le secteur du numérique : une manière de « poser des jalons » et d’« avancer ses pions ».

« Vous balancez une fonctionnalité extrême, inimaginable, puis vous la retirez presque immédiatement pour montrer que vous êtes “raisonnable”, résume-t-il. Quelque temps après, vous revenez avec une application similaire mais qui va un peu moins loin. Celle-là aura toutes les chances de paraître acceptable aux yeux de l’opinion. » Selon lui, cette stratégie a notamment été éprouvée pour contrer le non-consentement des internautes au recueil de leurs données personnelles.

(1) Auteur du Monde selon Zuckerberg, C&F Éditions, 2020, 15 €, 112 p.