« On ne s’attendait pas à cet engouement. » Le directeur du Musée de Picardie, Pierre Stépanoff, se frotte les mains. Sa souscription publique lancée en février pour acquérir un exceptionnel antependium, un devant d’autel brodé au XVIIe siècle par les Ursulines d’Amiens, a reçu un succès inespéré. Près de 300 particuliers ont donné plus de 29 000 € au total, le double de la somme escomptée. « On sent ici un très fort attachement au patrimoine, peut-être lié à l’histoire de cette ville martyre pendant la guerre », observe-t-il.

Vendue par un collectionneur, cette broderie virtuose de près de 3 mètres de longueur, en laine, soie, fils d’or et d’argent, perles et cabochons, avait d’abord été proposée au Louvre, qui a alerté le musée d’Amiens. Las, le prix de 250 000 € représentait plus de deux fois et demie son budget d’acquisition… « Il fallait se mobiliser pour le retour de ce chef-d’œuvre dans cette ville modelée dès le Moyen Âge par l’artisanat textile », explique le jeune directeur.

La campagne de mécénat participatif a été lancée sur KissKissBankBank, qui prélève 6 % du montant des dons. « En contrepartie, cette plateforme nous conseille. Elle nous a incités, par exemple, à faire des posts réguliers sur les réseaux sociaux pour relancer l’intérêt du public », insiste Frédéric Desfeuillet, chargé du mécénat au musée.

Des amateurs d’art ont donné, ainsi que d’anciennes élèves des Ursulines et des citoyens « heureux de participer à ce retour d’un trésor amiénois ». Le musée mise sur cet engouement populaire pour convaincre désormais des mécènes. La ville a déjà annoncé sa participation financière exceptionnelle. Le président Macron, amiénois d’origine, alerté par les Amis du musée, a demandé aussi au ministère de la culture de contribuer.

Le Louvre, pionnier des campagnes de mécénat participatif

Le Louvre, qui vient de recueillir 1,6 million d’euros auprès de 10 000 donateurs pour aider à l’achat du Panier de fraises de Chardin, classé « trésor national », ne joue pas dans la même catégorie. En 2010, il avait été le premier musée français à lancer une campagne de mécénat participatif, sur le modèle des Anglo-Saxons. Depuis, en renouvelant chaque année son opération « Tous mécènes » autour d’une grande acquisition ou restauration, il s’est créé un réseau de 35 000 donateurs.

Pour le Panier de fraises, une campagne de communication conviviale a été imaginée, avec pour slogan : « Vous apportez le dessert ? » Le musée national a aussi contacté le jeune chef étoilé Mory Sacko. « Il a tourné deux de ses émissions ʺCuisine ouverteʺ, sur France 3, au Louvre autour de ce chef-d’œuvre », se réjouit Stéphanie Hussonnois-Bouhayati, directrice des relations extérieures du musée. Et, dès la première émission, 20 000 € de dons ont afflué.

Dans le livre d’or, certains confient avoir donné pour conserver cette œuvre en France, la transmettre à leurs enfants ou petits-enfants, ou en mémoire d’un être cher disparu. Face à un monde en crise, l’art si paisible de Chardin a aussi touché ce particulier qui veut croire, avec Dostoïevski, que « la beauté sauvera le monde ». En remerciement de cet élan généreux, le Louvre a envoyé le Panier de fraises en tournée dès mars au Louvre-Lens, avant une étape à Brest et à Clermont-Ferrand.

Un fleuve de peinture pour le MAC de Lyon

Au même moment, au Musée d’art contemporain (MAC) de Lyon, la directrice, Isabelle Bertolotti, invitait, elle, Sylvie Selig, 83 ans, et les 300 donateurs ayant permis de financer l’achat (à 60 %) de sa peinture de 140 mètres de longueur, River of no Return. Dénichée sur Instagram et dévoilée à la dernière Biennale de Lyon, l’artiste, qui vit à Pigalle entourée de ses « petits monstres » peints, brodés, sculptés, était inconnue jusque-là. « Son immense peinture narrative est truffée de références filmiques. Elle-même n’avait jamais pu la voir déroulée en entier. Elle est aujourd’hui exposée au MAC », souligne la directrice, qui s’est démenée avec son équipe pour associer le public à ce « coup de cœur ». Très touchée lors du vernissage, l’artiste déclarait : « C’est inespéré à mon âge, je commence une nouvelle vie ! »

Moins chanceux, le Musée Fabre de Montpellier est encore au milieu du gué. Sa souscription publique lancée l’été dernier pour acquérir une fonte posthume de La Spirale, de Germaine Richier, n’a recueilli qu’un peu plus de 18 500 € de 138 particuliers. « Des dons sont surtout arrivés au début, lors de la rétrospective Richier au musée. Le public a alors découvert l’ancrage régional de cette grande sculptrice », note le directeur, Michel Hilaire.

Il s’est donné jusqu’en juillet pour boucler le financement de cette œuvre destinée à trôner au vu de tous, sur l’esplanade devant le musée. Ludivine Malacan, chargée du mécénat, veut y croire : « Chaque don, même petit, est précieux, c’est le principe du colibri. Et puis comment ne pas ressentir de fierté à enrichir ainsi le patrimoine de la cité ? »

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L’exception du « trésor national »

Les dons à un musée pour l’achat d’une œuvre d’art sont déductibles à 66 % de l’impôt sur le revenu dans la limite de 20 % du revenu imposable.

Pour les entreprises, ces dons sont déductibles à 60 % de l’impôt sur les sociétés dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires.

Si l’œuvre est classée « trésor national », ce taux monte à 90 % pour les mécènes. C’était le cas du Panier de fraises de Chardin, adjugé à un musée texan pour 24,4 millions d’euros en 2022 mais convoité par le Louvre qui a pu finalement réunir la somme pour le préempter, notamment grâce à un mécénat de 15 millions d’euros de LVMH.